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15 octobre 2014 3 15 /10 /octobre /2014 20:35

10402394_491966374237444_6738659418532173703_n.jpgElle était partie près de deux ans, aujourd’hui elle nous est revenue.

Restée une semaine avant même que le riad Houdou rouvre ses portes, Rania nous avait quittés trop vite. Un après-midi, elle ne s’était pas présentée au riad. A sa place, sa mère avait frappé à la porte pour nous annoncer que son petit-fils pleurait trop l’absence de la jeune maman. Elle avait renoncé à travailler avec nous. La nouvelle brutale nous avait effondrés. Nous étions à dix jours d’ouvrir et notre seule recrue nous abandonnait.

Longtemps, nous avons cru que le motif de sa démission était une fausse excuse. Les conditions de travail avaient été très difficiles, trop peut-être pour une jeune fille de 21 ans. Entourée des hommes qui travaillaient sur le chantier, elle faisait la vaisselle dans la fontaine, cuisinait pour nous sur un petit brasero, nettoyait des espaces qui une heure après redevenaient vite sales tant la poussière était présente. Pourtant, Rania ne manquait pas de courage. Un jour que nous la cherchions nous l’avions trouvée perdue au milieu du bassin vide dont elle avait entrepris de laver les zelliges.J3264x2448-53729-copie-1.jpg

Puis nous avons appris la raison : son mari jaloux, qu’elle gagne plus, lui avait interdit de continuer à travailler…

Un jour une amie nous a dit à son propos : « Rania se marie par amour, pas par obligation. » Dans un univers d’hommes, c’est là sa force et sa faiblesse. Nous le savons, aujourd’hui : elle peut faire preuve de courage et se rebeller, renoncer et se mettre en danger, recouvrer sa liberté comme se vêtir de nouveau en foulard et djellaba, telle une vieille femme, selon ses mots, pour satisfaire aux exigences de celui qu’elle aime.

Ainsi, sa douceur et son tempérament passionné ne l’empêchent pas d’être une jeune femme moderne et déterminée. Entretemp, Rania a divorcé, retrouvé du travail puis l’a quitté à cause d’un patron trop entreprenant.

IMG_0438.JPGDeux ans après quand elle a de nouveau franchi la porte du riad pour travailler avec nous, la jeune fille s’était transformée et épanouie. Sa longue chevelure blonde frisée au grand jour, jean slim et chaussures à hauts talons lui conféraient une allure dynamique et resplendissante. Sa beauté et son professionnalisme ont fait des jalouses parmi l’équipe et ont créés d’admiratifs désirs parmi d’autres.

Plus d’un a été déstabilisé par cette nouvelle venue. En plus d’être rayonnante, Rania fait preuve d’une efficace autonomie: elle accomplit les tâches nécessaires au fonctionnement du riad sans recevoir de directives. De son initiative, elle a couvert les lits des nouveaux arrivés de pétales, balayé le patio en chantonnant sans cesse et a orné les plats cuisinés par Rajaa de décorations inventives et drôles.  

Cette fille a de la fantaisie. Il en faut pour oser porter une djellaba minijupe avec des Converse en pleine médina conservatrice ! Au riad, Elle n’hésite pas à retenir son abondante chevelure à l’aide d’épingles à linge. Quand pieds nus elle asperge le patio, on découvre ses ongles peints en rose et  bleu en accord avec les lentilles bleues qu’elle porte parfois. Dans la cuisine, elle se barbouille le visage de blancs d’œuf pour avoir bonne mine ou s’enfonce de la menthe dans les narines lorsqu’elle est enrhumée.

IMG_2112.jpgRania, ayant quitté le riad, elle avait perdue la position de cuisinière que nous souhaitions lui offrir au début. Faisant preuve d’abnégation, elle n’a jamais cherché à prendre la place de Rajaa. Pourtant, son arrivée a révélé des comportements peu scrupuleux et Rania, sans le savoir, a canalisé des jalousies. D’abord utilisée pour répandre la zizanie, la présence nouvelle  de Rania nous a permis de nous séparer des mêmes éléments qui avaient tenté de semer la discorde. Les wesh wesh, paroles malfaisantes, ont disparu et la présence sereine de Rania illumine le riad. Comme un fait logique Rania a retrouvé sa place au riad entourée de celles, Rajaa et Fatima Zarha, dont son départ avait permis l’embauche. Quatre mois après, nous avons officialisé avec bonheur son embauche.

Nous n’habitons pas loin de chez elle et lorsque nous rentrons ensemble, en fin de service, son rire cristallin nous accompagne. Souvent, de jeunes désœuvrés la suivent de leur regard admiratif et concupiscent. S’il n’est pas rare qu’elle soit apostrophée, elle reste de marbre et ignore avec dédain ces hommes marocains dont elle dit : « Pff, ils sont tous les mêmes ». Il n’est pas facile ici de vouloir être indépendante et libre de sa façon de se vêtir ou de se comporter.

Etre une fille de son temps au Maroc entraîne la difficulté d’associer la tradition de son pays avec l’émancipation des images de la mondialisation. Si Rania porte en elle des valeurs morales profondes, héritage de sa belle éducation et de ses origines, elle continue de braver les interdits. Elle sait que porter un piercing au nez, se faire les sourcils ou sortir tête nue sont considérés comme haram par l'islam, elle sait aussi que ces signes ne font pas d'elle une mauvaise personne. La plus belle preuve de son émancipation : elle a accepté sans censure le contenu de ce texte même si certains passages lui en ont coûtés. Pour les hommes de son pays, peut-être contredit-elle leur image de la femme, en tout cas, sa liberté représente un mystère qu’ils ont du mal à cerner.IMG_2055.jpg

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7 juillet 2013 7 07 /07 /juillet /2013 19:12

En plein ramadan, au mois d’août 2012, les portes du riad Houdou s’ouvraient de nouveau aux hôtes. Pour l’occasion, l’artiste peintre Mohamed Najahi avait peint sur le mur de la terrasse une belle fresque immortalisant l’événement.

Pour fêter cette belle année d’activité, nous nous devions de renouer avec un événement pictural. Le riad Houdou a donc la joie d’exposer les tableaux de 2niz Lejeune, que l’artiste a créés pour cette occasion dès le 7 août.

juin-2013-002.JPGLa rencontre n’est pas fortuite et s’inscrit dans le cadre d’une cohérente vitalité. En effet, 2niz est une artiste en herbe, une peintre en devenir. Mue par un incroyable enthousiasme, une juvénile énergie, elle a produit pour cet événement de nombreuses toiles avec une générosité décomplexée. Une étonnante dynamique de l’inspiration la pousse vers l’acte de créer coûte que coûte. 2niz n’est effrayée par aucun sujet et s’approprie toutes les situations pour les intégrer à son univers. Dès la première vision, on  est saisi par la notion de plaisir qui dynamise les traits. La franchise et la témérité avec laquelle elle aborde de front chaque toile ouvrent la réalisation à tous les possibles. Sa liberté rêveuse n’est pas loin de rappeler celle qui nous a poussé vers le projet d’ouverture du riad. Quoi de plus naturel alors que sa peinture vienne célébrer nos débuts ?  

Lorsque 2niz a franchi la porte du riad, en tant qu’hôte, elle nous a très vite confié sa passion pour les arts. De formation littéraire et scientifique, cette fraiche retraitée s’est révélée une invité hors norme, passionnante et passionnée. Puis, de retour en France, elle nous a envoyé un tableau, la porte du riad, qu’elle avait peint. La proposition d’exposer pour nous a été relevée par l’ardente et généreuse 2niz comme un défi.

peintures-printemps-2013-008.JPGAussitôt promis aussitôt fait ! 2niz, insatiable, s’est mise à produire, produire et encore produire. Le Maroc, Marrakech et notre riad l’ont inspirée. 2niz s’est souvenu de son passage, a restitué les instants sous son regard d’artiste, avec vivacité, générosité et spontanéité. Sous son pinceau Ouzoud, Aziz, les souks, Ourika, le hammam, Fatima Zahra, les bambous de Majorelle, un sac berbère, Rajaa et sa cuisine revêtent les accents d’une violente innocence, retravaillés par la subjectivité de son regard. Si la peinture de 2niz retrouve la vitalité de l’art africain contemporain par l’ingénuité du trait, la vivacité chromatique et le foisonnement des détails, la candeur n’est qu’apparente. Le regard de l’artiste est acéré et il exacerbe les situations les plus banales pour les représenter sans détour. Faisant fi de la reproduction réaliste, elle préfère faire confiance à l’émotion de ses souvenirs. Le cadre du tableau restitue alors son regard singulier pour devenir une fenêtre ouverte sur son cœur.

2niz ose peintre le quotidien, celui du riad, Aziz bouquet de fleurs à la main qui part arroser en tenue d’apparat. C’est le petit morceau de plumeau de Fatima Zahra qui s’agite avec frénésie contrastant avec l’aspect figé de la toile. Si le hammam est vide, le hors cadre laisse imaginer les souvenirs de voluptueux gommages. Les aplats et la perspective  ne s’embarrassent pas d’une volonté de fidèle restitution de la réalité. Le regard prime, simple et direct, tranchant parfois, mais jamais acerbe, toujours bienveillant et aimant. Ainsi le bleu de Majorelle, parce qu’il a irradié les yeux de l’artiste, se fond dans les bambous du jardin. Et que dire des cascades d’Ouzoud dont les flots deviennent trace de pinceau ou de ce chemin de Figuig qui rend à la nature la violence de s charge sexuelle ?  Là, la toile se fait plus énigmatique, mais l’on devine une histoire cachée, un vent de vécu qui vient contaminer la sagesse attendue du paysage. Car on ne la fait pas à 2niz Lejeune, et son regard d’enfant reste le reflet de son enthousiasme d’artiste, il n’exclu pas des « surprises » comme elle aime le dire. Rien n’est achevé et le temps de l’innocence n’est que provisoire. 2niz rêve éveillée et sous ses toiles c’est à la fois les espoirs de la petite fille qu’elle a été et les acquis de la femme mûre qui jaillissent.

Elle connaît la puissance des images et les réalité de la vie. Et en les couvrant du voile de la candeur, elle cherche à provoquer. Un tableau de 2niz reste toujours en devenir, jamais achevé, toujours à parfaire et à décrypter.

peintures-printemps-2013-006.JPGSous son regard, c’est aussi par extension le Maroc qui dévoile ses paradoxes, sa générosité, sa gaieté, son soleil et sa convivialité mais bien loin des images d’Epinal. Comme les toiles de 2niz, le pays est mouvant, en évolution et en progression. Ce futur que ces œuvres symbolisent est aussi le nôtre.

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26 mai 2013 7 26 /05 /mai /2013 11:08

Vaporeuse, sa jupe longue vert émeraude prolonge un chemisier en voile au manche longue. Le foulard assorti, plaqué sur la tête grâce à d’invisibles aiguilles, dessine son visage oblongue. Elle le porte depuis ses sept ans, par mimétisme avec sa sœur. Dix ans plus tard, s’il lui donne parfois une allure stricte en faisant ressortir ses grands yeux et son nez, il fait partie intégrante de sa personnalité. Cette sévérité qu’il pourrait lui conférer n’entame pourtant ni sa beauté ni sa joie de vivre.IMG 5493


Comme une enfant, elle reste espiègle et moqueuse n’hésitant pas à rire sans discontinue des maladresses de l’étourdi Aziz. Clown dans l'âme, elle adore imiter et se mettre en scène. Bouche crispée comme si elle était en colère, elle mime des amorces de gifles sur la douce Rajaa qui a le dos tourné ou joue à être une Japonaise en colère. En contrepartie, elle témoigne d’une sensibilité certaine, comme le soir où, après avoir cassé un verre en faisant la vaisselle, elle sanglotait à chaudes larmes face à son évier, le dos tourné secoué de soubresauts.

En effet, mutine, tel est l’adjectif qui me vient dès que je pense à elle. Lors de l’entretien d’embauche que nous avions eu avec Rajaa, elle était venue accompagner sa sœur. Ses sourires et ses petits rires discrets dénotaient un esprit vif et taquin. En visitant les chambres, elle répétait leurs anciens noms, Zafran, Warda, Atlas… comme pour nous montrer qu’elle connaissait le riad. Intentionnelles ou pas, ses remarques disaient que la jeune fille avait travaillé dans la maison d’hôtes et qu’elle pourrait en cas de besoin être une aide. Cette option s’est vite vérifiée car la fin repoussée des travaux conjuguée à l’ouverture imminente rendait bienvenue une présence supplémentaire. Sous la tutelle de Rajaa, Fatima Zahra s’est révélée aussi dynamique et efficace que sa grande sœur, à tel point qu’il a été évident de l’embaucher de façon pérenne depuis le début mars.photo (1)-copie-1

 

Dans la tradition islamique, Fatima Zahra était la fille préférée du prophète Mahomet qui l’appelait la « reine des femmes du Paradis ». Petite dernière de sa fratrie, notre Fatima Zahra est ainsi cajolée comme un joyau par son grand frère et sa grande sœur. Souvent, Rajaa, à son propos, pour l’excuser, dit d’elle qu’elle est encore  « petite ». A dix-sept ans, elle présente  pourtant une maturité et une conscience dans le travail qui manquerait à de nombreuses jeunes occidentales. La tache est cependant ingrate : Fatima Zahra œuvre presque dans l’ombre, enfermée dans la buanderie, sous les chaleurs du sèche-linge, elle repasse avec conscience les draps. Tout en nous souriant lorsqu’elle nous croise, elle arpente le riad d’une pièce à l’autre, son seau bleu chargé de détergents, gel douche, chiffons et éponges. Et, dès que les hôtes désertent leur chambre, elle peut s’y introduire afin de  changer les draps, ranger les vêtements éparpillés çà et là, nettoyer les salles de bains, récurer les toilettes. Elle allume la radio ou son téléphone portable, afin de rythmer son labeur de musique traditionnelles et de mélodies modernes.photo

Fatima Zahra est tout cela à la fois, une jeune fille de son temps qui n’a pas oublié ses racines musulmanes. Il faut la voir, lors de soirées, arriver vêtu du caftan traditionnel, balancer ses hanches et faire rouler ses bras sous les percussions des musiciennes. Transformée en belle de nuit, elle fait alors tournoyer son  épaisse chevelure dans des rythmes endiablés, proche de la transe. Tenue des deux mains par des femmes qui la préservent de l’intensité de sa danse, elle tape le sol de ses pieds nus pendant que la masse noire de ses cheveux frôle le sol. Elle se redresse ensuite en riant comme si de rien était. Puis, à la fin de la soirée, épuisée elle rejoint le giron de sa sœur à la manière d’une petite fille qui se réfugierait dans les bras de sa mère.IMG 4784

L’ambigüité de sa position symboliserait presque celle du statut de la femme marocaine dans la société d’aujourd’hui. Humble, effacée et voire invisible, elle œuvre dans l’ombre,mais la naturelle envie de soleil et de notoriété la taraude. Désormais, les soirs d’extra, elle refuse d’être cantonnée à rester faire la vaisselle ou dresser les assiettes. Elle revendique aussi son droit à porter les plats aux convives tout comme Aziz, à être célébrée lorsque le tajine fumant est découvert et à sourire en souhaitant à tous « bon appétit ». Il lui est même arrivé de se transformer en comédienne, comme elle le pratique parfois dans les coulisses de la cuisine. Le public improvisé découvre une Fatima Zahra, perruque prêtée par un client vissée sur son foulard, créant une imaginaire lady anglaise qui dénigre avec condescendance le repas qu’elle vient de servir à coup de « Tink you » et de « my God ». Son petit quart d’heure de gloire passé, soûlée de rire, elle se retire pour mieux retrouver son tablier et terminer sa vaisselle.    image

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9 décembre 2012 7 09 /12 /décembre /2012 15:32

téléchargement  Lors de sa première visite elle avait adoré Marrakech, pourtant la jeune femme était repartie frustrée. Son séjour dans un riad qui n’avait de maison d’hôtes que le titre lui avait laissé un goût de manque, celui d’avoir raté sa rencontre avec le pays, déçue par l’insistante harangue commerciale, insatisfaite par l’absence de relations vraies. Son mari, lui, avait détesté en particulier en raison du déplorable traitement apporté aux  femmes. Elle, au contraire, restait persuadée que derrière les foulards, voiles  et regards timides se cachaient des trésors de rencontre.

Généreux et altruiste, il s’est souvenu du sentiment en demi-teinte qu’elle avait éprouvé. Son épouse vivrait le jour de ses 40 ans entourée de ses meilleures amies parmi des femmes marocaines. Notre riad fut choisi pour être ce lieu de la seconde chance et le cadeau fut plus pour nous que pour elle.

On imagine l’excitation, la surprise et les émotions confondues qu’un tel événement génère, émanant surtout de la cohésion du groupe.  Ces moments forts dont nous sommes les ordonnateurs donnent tout son sens à l’existence de notre maison d’hôtes.  Ici, cependant, la « commande » ajoutait un intérêt  particulier, une organisation et des préparations pleines de promesses.

Le jour où j’ai demandé à Rajaa si elle accepterait de passer, elle et ses amies, une soirée avec des Françaises, de leur offrir l’occasion de vivre une fête typique, je n’aurais pas imaginé un tel enthousiasme et une si belle implication. De plus, le hasard des dates faisait coïncider cet événement avec son propre anniversaire. Le contrat était le suivant : les convives seraient toutes vêtues de tenues traditionnelles, la musique ne serait pas assurée par des hommes mais par un groupe de femmes, Aziz, Eric et moi-même serions au service et Rajaa aurait interdiction de pénétrer dans sa cuisine. Sa première réaction fut qu’elle adorait danser et que pour l’occasion elle irait chez le coiffeur. Intrigué par cette dernière remarque, je ne comprenais pas comment elle pouvait tout à la fois porter son habituel foulard et  prendre soin de sa coiffure. Je n’ai pas osé lui en demander plus, mais son allusion a fourni un abondant matériau à mon imagination. 

IMG_4001-copie-1.JPGLes semaines qui suivirent nous mîmes en place le menu, briouats à l’apéritif, champagne pour les Françaises et jus de datte pour les musulmanes, tchouchouka, zaakouk, pastilla aux fruits de mer,  grenades à la fleur d’oranger et gâteaux marocains.  Rajaa se demandait déjà quel cadeau elle pourrait offrir. Un caftan prêté par une voisine ayant échappé à sa vigilance, je compris qu’elle réfléchissait en secret à sa tenue. Elle me demandait comment s’organiser afin de conduire la veille de l’anniversaire les filles au hammam du quartier. Elle me questionnait souvent sur cette personne, que faisait-elle, avait-elle des enfants. Elle s’amusait de savoir que tout cela serait une surprise. Parfois, elle s’interrompait en pleine préparation d’un tajine et le regard lointain trouvait ce mari très gentil et attentionné. Aziz, lui ne cessait de rire et sautiller en imaginant la réaction de la concernée, s’impatientait en me demandait chaque jour dans combien de temps nous ferions la fête des femmes. Le jour du départ des filles pour Marrakech, ils étaient tous excités par l’appel qu’Eric avait reçu de l’organisatrice lui disant que la future quarantenaire était en pleurs.

IMG 4667Le matin de l’anniversaire fut enjoué, la concernée redoublant d’émotion. Dans une ambiance de soie, de velours et de couleurs chamarrées, les tenues ont été essayées. Rajaa jouait à la camériste ajustant les ceintures trop larges ou raccourcissant un pan de robe. Qui aurait alors pu reconnaître sous les traits de l’humble cuisinière du riad, la magnifique diva marocaine qui le soir même de la fête  entra dans le patio ? Son prénom chanté par les musiciennes, qui selon la tradition acclame ainsi la présence de chaque membre de l’assemblée, elle s’est glissée au centre, un bras au-dessus de sa tête faisant tournoyer une bague incrustée de brillants scintillants. Son riche caftan crème aux discrètes dorures tranchait avec son épaisse chevelure noire qui lui tombait dans le creux des reins. Sa danse lascive et son sourire radieux révélaient une aisance et  une indéniable sensualité la transformait en une Cendrillon arabe.  La métamorphose était telle qu’il m’a fallut un long temps d’adaptation pour réaliser qu’il s’agissait bien de notre timide et réservée Rajaa, celle qui nous préparait avec tant de dévouement notre petit déjeuner, qui faisait les chambres du riad et n’osait pas toujours être présentée à nos hôtes. A mon tour, d’être gêné de l’aborder et de lui adresser la parole.  IMG 4721 La femme au foulard violet abandonné condensait à un tel point le vécu de la femme musulmane que son apparition m’a donné des larmes yeux, rendant presque insoutenable cette vision. Mon regard d’homme occidental s’est senti le témoin privilégié d’une scène d’une générosité et d’une confiance rares. Que l’on ne s’y méprenne pas, cette réaction n’était pas de la compassion ou de l’apitoiement sur un sort malheureux. Je ne suis pas de ceux qui voient des victimes dans les femmes musulmanes. Rajaa et d’autres en témoignent. Au contraire, la liberté de mouvement, le rapport serein au corps et la joie d’être, d’exister, de danser, de profiter, ici dévoilés au grand jour, certifiaient une conscience de la liberté beaucoup plus grande que pour beaucoup d’Occidentales. Et les corps étaient en état de grâce car insoumis aux handicapants critères de beauté normée qui inondent les médias du monde dit civilisé.

IMG 4729Les musiciennes à leur arrivée ont plaisanté avec Aziz en lui disant qu’elles allaient jouer nues. Imposantes et presque intimidantes, elles ont réapparues maquillées d’un masque blanc et de rouge à lèvres outrancier. Après avoir chauffé la peau de leurs instruments, elles ont commencé à engager avec force et puissance des mélodies qui ont provoqué la frénésie des Marocaines s'élançant sur la piste. Cheveux lâchés, l’une jouait de sa crinière, penchant en avant sa nuque et remuant la tête, l’autre faisant tournoyer au-dessus d’elle une vertigineuse queue de cheval. Caftans bleu, jaune, mauve et noir virevoltaient autour de la fontaine. Les youyous retentissaient couvrant presque le timbre haut des matrones musiciennes. IMG 4739Très vite envahies par ce vent de relâchement, nos hôtes françaises se sont fondues dans ce joyeux mouvement coloré et les déhanchements lascifs se sont mutipliés. L'une des musiciennes a demandé à l'assemblée de s'écarter afin d'exécuter une impressionnante glissade s'achevant en roulade. Sous les cris de joie, toutes ont repris leur sensuelle danse. Parmi les éclats de rire, les cultures se sont rencontrés en ronde autour de la fontaine, les Marocaines décomposant leurs gestes afin que leurs sœurs de l'autre continent les imitent. Devant tant de générosité, les Françaises ont improvisé une chorégraphie sur une mélodie de Cloclo. Aziz, tout à la joie d'avoir été leur unique cavalier, a porté ses deux mains à sa bouche puis son front, remerciant Allah et souhaitant qu'il en soit tous les soirs ainsi. 

 

Tard, la fête s’est achevée. Les divas marocaines, camouflées dans leurs foulards et leurs manteaux, ont regagné leur demeure, les Françaises ont prolongé les plaisirs sous les fumées de la chicha au jasmin. Un voisin ronchon, bonnet de nuit vissé sur la tête, est venu se plaindre de ne pas trouver le sommeil. Ce soir les femmes avaient empli le riad de leur présence sulfureuse et nos murs se souviendraient longtemps de leurs éclats de vie. DSCF2461

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20 octobre 2012 6 20 /10 /octobre /2012 19:35

IMG_4297.jpgSur la photo du CV, l’épaisse chevelure noire qui tombe en cascade sur les épaules donne à la jeune femme aux lèvres charnues des allures de vamp. Au téléphone, son rire franc la rend très vite sympathique. La personne qui se présente à nous quelques jours plus tard porte une djellaba noire et un foulard pistache cachant sa coiffure, mais le regard est aussi doux et vif que sur le papier. Elle est accompagnée de sa petite sœur à l’air malicieux et espiègle, mais Eric a du mal à savoir laquelle des deux se présente pour l’emploi. Sa confusion augure peut-être, la présence aujourd’hui de la plus jeune lorsque le riad est complet. Nous ouvrons dans quelques semaines, ramadan approche, notre employée précédente nous a quitté  et nous sommes pressés de lui trouver une remplaçante.

Le premier jour de la fête musulmane, sous une chaleur accablante a donc aussi été celui de l’embauche de Rajaa au riad. Là où les ouvriers du chantier manifestaient de réels signes de faiblesse, elle n’a jamais rien laissé transparaître. Sans relâche ni plainte et avec une évidente bonne volonté, elle a dépoussiéré des meubles qui le lendemain étaient de nouveau aussi sales, a repassé les nombreux jeux de draps à décatir, a lavé le sol et a préparé de savoureux repas alors que sa religion la contraignait de ni manger ni boire. Son regard se cernait d’ombres noires et pourtant, elle déployait une énergie folle à nettoyer à grand eau les bejmats afin d’accueillir au mieux les nouveaux clients.  En raison du laxisme et du retard de notre entrepreneur, la vitesse et la précipitation ont été au début notre lot. Devant les chambres à préparer en toute hâte pour l’arrivée des hôtes, j’avais très souvent l’impression d’être en bouclage. Quant à Rajaa, pieds nus dans la baignoire ou à califourchon sur un lit, de petits frisotis noirs sortant de son foulard et des perles de sueur sur son front, elle me répétait   : « Tu sais, Didier, c’est dans ces moments-là que l’on produit les plus belles choses. »

IMG_4147.JPGAujourd’hui, Rajaa est devenue pour nous aussi importante qu’une sœur. Sa bonté et sa générosité nous ont permis de récréer une nouvelle famille dans ce pays loin du nôtre. Ses fous rire ne manquent pas d’éclater lorsque Eric lui promet une fessée si elle fait des « bêtises » ou si nous lui affirmons qu’elle devra venir travailler au riad aussi court vêtue que les clientes dont elle s’étonne de les voir ainsi « marcher dehors ». Comme si l’on mettait à l’écart une bonne amie, il est alors très difficile de la voir le matin, prendre son petit déjeuner seule dans sa petite cuisine. Recroquevillée sur son tabouret, elle boit son thé à la menthe à petite gorgée et mange sur un bout de table les restes de Msmen qu’elle a préparé pour les hôtes. L’injustice de son statut devient ici saillante puisqu’il lui est interdit de profiter de moments privilégies dont la réussite tient pourtant de sa participation restée dans l’ombre. Pour cette raison peut-être, nous ne cessons d’évoquer ses mérites auprès des clients, répétant à quel point la vie du riad ne serait pas la même sans elle.

IMG_4282.JPGRajaa est une excellente cuisinière qui régale nos hôtes de plats préparés au jour le jour. Harira, salades marocaines, d’aubergines, de carottes, tchoutchouka, couscous, R’fissa, seffa de poulet, tajines divers et variés, tanjia, pastilla de poulet, de fruits de mer ou un poulet… La liste pourrait être infinie, tant la cuisinière qu’elle est se plie à nos moindres demandes. Rien ne lui est impossible et tout semble réalisable. Elle y passe de nombreuses heures, retarde le moment de son départ sous prétexte qu’il s’agit de son travail et qu’elle a acquiescé à mes commandes parfois exigeantes. « On trouve le temps », me répond elle toujours quand je lui demande sa fameuse RFissa. Grâce à sa présence, la cuisine devient le cœur névralgique de notre riad, un lieu empli d’énergies positives et d’odeurs d’épices et de plats qui mijotent. Le plan de travail est couvert de légumes frais et d’épluchures, le tajine cuit doucement sur le feu et Rajaa pétri la pâte grâce à laquelle elle nous offrira de délicieuses crêpes le lendemain matin. J’aime à me trouver dans cette pièce, auprès d’elle comme, lorsque enfant je me sentais réconforté de partager le quotidien de ma mère occupée aux fourneaux.

Comme dans un film de super héros, Rajaa présente d’innombrables facettes. La cuisinière se transforme ainsi le soir en harza, dans l’intimité du hammam, elle est capable de prodiguer à nos hôtes féminines des soins orientaux, élaborant des crèmes  au parfum de rose issues de sa composition. Sa douceur et son professionnalisme sont selon les dires exceptionnels. Puis, elle regagne son domicile auprès de sa mère, de sa sœur et de son frère dans le Mellah. Plus tard, je suppose qu’elle se connectera sur Facebook afin de chatter avec ses amis ou commentera, dans une écriture que je ne comprends pas, les photos de ses plats publiées sur le journal du riad.

En illustration de ce texte, aucune représentation de Rajaa, car elle refuse la diffusion de son image. N’y voyez aucune coquetterie de sa part, mais la preuve de son humilité et de sa réserve. Sur son profil de site social, elle alterne les représentations de son roi et celles de mignons petits chats ou de tout petits bébés, laissant entrevoir derrière la femme adulte un cœur de midinette. Pour apercevoir Rajaa, il faudra donc venir à Marrakech.IMG_3996.JPG

« Pourquoi ? » questionnait-elle d’une voix plaintive, presque avec naïveté, lorsque, durant sa visite du riad pendant les travaux, elle découvrait que la machine à laver ne fonctionnait plus ou que tel meuble avait été détérioré. J’ai aujourd’hui compris que la méchanceté et la malhonnêteté sont si loin de Rajaa qu’elle donne l’impression de ne pas comprendre la malice des personnes mal intentionnées. Il est des personnes rares qui déploient avec naturelle et spontanéité de grandes valeurs humaines. Rajaa, comme Aziz, fait partie de ce genre là.  Pilier de notre entreprise, elle prouve l’importance de la femme marocaine au sein d’une habitation.

Rajaa connaissait bien notre maison d’hôtes pour y avoir travaillé il y a plusieurs années, avant qu’une déplorable gérance ne l’ait saccagé. Aujourd’hui, grâce au destin qui a bien voulu rendre Rajaa au riad, elle est de retour au 54 derb el hammamn pour longtemps , enfin « on espère », comme elle sait si bien dire.

 

 

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8 octobre 2012 1 08 /10 /octobre /2012 17:40

IMG_3627.JPG"Tu veux que je fasse la petite main pour toi ?"  Le sourire éclatant et innocent laisse entrevoir des dents à l’alignement irrégulier. Les longs cils papillonnent au-dessus du regard miel chocolat. Il attend les directives sans broncher et se départir de sa visible bonne humeur. 

Trois semaines auparavant, il nous avait promis de revenir à Marrakech le 1er septembre. Aziz quittait le chantier de notre riad sur lequel il était employé par Bader, notre entrepreneur, pour terminer Ramadan chez ses parents à Ouarzazate. Nous lui avions demandé si travailler pour nous au riad l’intéressait.

IMG_3967.jpgDepuis notre rencontre sur le chantier, ce choix était une évidence retardée et repoussée par respect pour son employeur. Notre rupture imminente avec Bader a rendu la demande possible. Pendant près de trois mois nous avons observé sa constance. Aziz montait les sacs de ciments sur la terrasse, Aziz passait le balai et ramassait les détritus laissés par ses collègues maçons, peintres et menuisiers, Aziz était réquisitionné pour inonder le sol souillé du riad d’acide, Aziz grattait les bejmats uns par uns pour effacer de mal attentionnés traces de plâtre, Aziz de Ouarzazate préparait son tajine pour tout le chantier et ne manquait pas de nous proposer de le partager avec lui.  Aziz et son sourire accroché au visage cherchait à communiquer et répétait: « bon voyage » à notre retour de France et « bon appétit » lorsque nous avions terminé notre repas.

Une jour, avec une évidente joie, il avait descendu pour moi un meuble dans la cave, puis six radiateurs et s’était affairé à ranger le tout. "Non laisse-moi faire", avait-il insisté : c’était lui qu’il nous fallait. Laisser tomber les autres Mouad et Jawad, l’inefficacité de l’un, les combines roublardes et la mauvaise volonté de l’autre. Rajaa lui a traduit la proposition et la réponse positive fut immédiate, Inch Allah.

Et Allah l’a bien voulu. Il est revenu, chargé d’amandes fraiches et de roses séchées de son village. Depuis, même si nous le savions, il prouve que sa joie de vivre n’a d’égale que sa générosité et son désir de bien faire. 

IMG 4144Motivé par son nouveau rôle, l’ancien homme à tout faire, Monsieur Bricolage, comme il se désigne, se révèle un maitre dans l’art de la table. Chaque soir, Aziz s’amuse à plier les serviettes selon de savantes innovations car il observe comment font les autres restaurants.  Des pétales font de délicates petites taches rouges sur la nappe blanche qu’il rehausse par une rose au centre de la table. Avec application, il apprend à déboucher une bouteille de vin, la servir la main gauche dans le dos sans que le goulot repose sur le verre. "Moi pas faire du bon coté", explique-t-il au client interloqué qui le regarde se déplacer pour continuer de le servir à sa droite. Il manque une fourchette, il court jusqu’à la cuisine avec une précipitation enfantine. Puis, revient, tortille ses mains devant son costume mauve et réfléchit un instant et lance : « Bone appétite toute le monde. »

Sa sensibilité touchée, il interprète  toute remarque comme une bêtise de sa part, craint que nous lui en voulions. Aziz me fait parfois penser à un être qui, parce qu’il aurait été maltraité, vit dans l’hantise de mal faire ou de déplaire. Ou est-ce, selon l’explication de Rajaa, parce que tout les gens de Ouarzazate sont tous tellement gentils…

Le jour où Aziz a signé son contrat, il était terrorisé par des personnes qui le faisaient chanter et le menacer. Il craignait, on ne sait pourquoi, que nous lui en voulions. Nous l’avons rassuré, mais le gaillard de trente-trois ans, continuait d’avoir des larmes dans les yeux.  Après la lecture du document, il n’a pas pris le stylo de suite, mais ses doigts ont croisé d’abord ceux de la main droite de Rajaa qui faisait la traduction, puis ceux d’Eric et les miens. Un pacte était signé, inoubliable et émouvant.

IMG_4188.jpgDe jour en jour, Aziz avide de savoir apprend et se transforme, mais reste le même homme sincère, simple et généreux. Il consulte sa liste de tâches quotidiennes pour ne pas oublier, essuie les vitres, arrose les plantes, dépoussières, nettoie le sol et fait les courses pour Rajaa.

En ce moment même, il est en train de balayer la bibliothèque, disparaît et monte le son de la chaine pour mieux entendre Oum Kalthoum qu’il vénère, fredonne les paroles, s’arrête un instant appuyé sur son balai et observe un sourire au coin des lèvres les poissons qui s’agitent dans l’aquarium. Après cette courte pause,  il reprend son labeur avec calme et douceur.

 

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29 juin 2012 5 29 /06 /juin /2012 16:51

Il n’a pas apprécié la peinture de Mohamed que je lui ai montré avec une malhonnête naïveté.  L’épitaphe arabe sous la représentation de la mosquée, « Il est interdit de faire pipi ici. », l’a choqué. J’ignorais alors le sens de cette phrase, mais je me doutais en lui montrant les œuvres de l’artiste qu’elles ne seraient pas comprises. Mohamed m’avait raconté combien son éducation religieuse, sous la figure paternelle, avait voulu s’élever contre sa vocation artistique.  Je comprenais mieux maintenant l’aspect subversif et personnel de ses toiles.

Quelques jours plus tard, il m’a demandé si j’avais signifié à Mohamed qu’il devait modifier la phrase par : « Ce lieu est un lieu sacré. » Je me suis bien gardé de lui répondre que sa remarque nous avait fait sourire, Mohamed et moi. La mésentente classique entre l’artiste et l’homme religieux était jusqu’alors théorique, aujourd’hui j’en fait l’expérience au quotidien. 

travaux 2590   Youssef  est un mou'adhin : il  appelle, comme son père et son grand-père avant lui, les fidèles à la prière dans l’une des plus grandes mosquées de Marrakech. Son Français impeccable et son érudition m’ont fasciné dès notre première rencontre dans son commerce. Eric et moi cherchions sans succès à faire confectionner treize paires de babouches sans semelles afin de pouvoir les accrocher sur un des murs d’une chambre. La mission que nous croyions simple à Marrakech s’est révélée très compliquée. Entre les artisans qui ne confectionnaient que des babouches berbères, au bout arrondi,  alors que nous souhaitions celles au bout pointu, ceux spécialisés dans les grandes tailles alors que nous avions besoin d’un petit pied, ceux qui ne comprenaient pas pourquoi pas de semelles dures afin de les accrocher au mur, ceux qui réclamaient deux fois le prix d’une babouche déjà fabriquée, nous étions découragés. En passant devant son étal près de notre riad, nous sommes rentrés à tout hasard. Youssef a compris notre demande et nous a mené vers le cordonnier de sa coopérative. Installés dans un ancien foundouk, des berbères pour la plupart pratiquent ici leur artisanat de façon traditionnelle. Youssef est leur chef, chargé d’assurer la fonction coordinatrice et commerciale de cette association.

travaux 2610  En apprenant qu’il était un homme de foi, j’ai vu l’opportunité pour glaner des informations sur la bénédiction de notre riad. Des amis, installés sur place, nous avaient dit avoir procédé à une telle cérémonie. Leur amour du Maroc nous a engagé à suivre ce bel exemple d’intégration. Youssef a semblé surpris et touché par ma demande. Il avait pour voisins de nombreux Occidentaux et jamais aucun n’avait montré une telle déférence à son pays. Cette célébration devrait être baignée de solennité, interdite aux femmes et avec pour seuls invités les hommes adultes du quartier. Pas question de faire venir des gnaouas comme je l’imaginais, mais les chants coraniques empliraient le riad. Il en était persuadé, les habitants du derbyia seraient reconnaissants. Nous étions convaincus.  Est-ce pour cette raison que Youssef par la suite m’a toujours accueilli avec chaleur et amitié ?

Très fier de son jeune fils de dix ans qui connaît près de 40 versets du Coran, il m’a avoué les faiblesses de l’enfant en Français. Deux jours après, il m’invitait à déguster un merveilleux couscous et une tanjia à l’occasion des cours de Français que je m’étais proposé de donner à Moulay Hassan, le bon. J’aperçus à peine sa femme qui cuisinait pour nous. Le repas fort agréable a été interrompu afin que Youssef puisse accomplir sa tâche quotidienne et réunir les fidèles. Les murs du salon jouxtant ceux de la mosquée me donnaient l’impression d’être au cœur de Marrakech. Le chant du muezzin a toujours représenté une expérience unique et il m’est très agréable d’être réveillé à l’aube au son de sa complainte.  La psalmodie enveloppante rend l’espace magique et envoutant. Partager le quotidien de l’une de ses voix sans visage représentait un privilège. Quand Moulay Hassan a demandé à son père de me conduire jusqu’au minaret, Youssef a souri devant l’innocence de la demande.  Il s’en est suivi une conversation sur les terrasses que les occidentaux avaient dénaturées. Les transats et autres tables de jardin empêchaient désormais les femmes d’être tranquilles pour étendre leur linge. Youssef m’apprend le respect et ce que l’arrivée des étrangers a bouleversé.

travaux 2611  La semaine suivante, je n’ai pas pu honorer ma promesse de revenir. Je ne pensais cependant pas que Moulay Hassan m’attendrait. Il avait même tenu à ce que sa mère me prépare un repas et m’avait guetté en vain.  Devant ma sincère confusion, Youssef  m’a demandé de rester et de partager le plat sur le champ. Moulay Hassan s’est précipité jusqu’à chez lui muni d’un plat en argent plus large que lui. Il l’a ramené chargé et fumant d’un délicieux tajine au bœuf et aux petits pois. Dans le local du foundouk où il vend les babouches, Yousef a installé une table recouverte d’une peau de veau brute et nous avons mangé ensemble.

Au cours d’une conversation sur le Coran, à Moulay Hassan qui affirmait des chiffres, Youssef  lui a rétorqué de façon péremptoire qu’il avait mal lu, qu’il ne fallait pas être présomptueux car il était écrit à propos de ces chiffres : « Dieu seul sait. »

Cette discussion avec l’enfant de dix ans m’a révélé la puissance de la croyance de Youssef. La religion, catholique, m’indiffère ou provoque mon mépris.  Pourtant la ferveur des musulmans comme celle des bouddhistes m’intrigue. L’étrangeté n’est pas pour rien dans cet intérêt.  J’ai eu comme l’impression d’être un imposteur. Loin de moi l’idée de jouer avec la foi de Youssef, je crains qu’il se sente trahi par mon mode de vie. Empreint des diabolisations que l’Europe confère à l’islamisme, j’ai supposé que Youssef voie en moi une incarnation du mal et de la perversion occidentale. J’ai imaginé décevoir son amitié et sa confiance. Dans un rêve que j’ai fait, il avait confisqué mes livres car trop subversifs. Je ne les retrouvais plus. Il ne me disait rien, mais nous savions tous deux  à quoi nous en tenir.

L’anxiété qui est la mienne depuis quelque temps a réveillé des émotions ancestrales et oubliées que je n’imaginais pas pouvoir ressentir. En dehors des craintes primitives sur lesquelles joue la religion, il est ici question de névroses personnelles.

medersa-ben-youssef-684315-sw Notre entourage nous avait mis en garde : les musulmans nous accepteraient-ils? Leur réticence resurgit insidieuse et obsédante. La chape religieuse, même si j’en perçois toutes les aberrations, est telle qu’elle éveille des peurs enfouies. Cependant, ici n’incarne-t-elle pas une rémanence des freins liés à notre départ, comme si les voix culpabilisantes se propageaient dans cette crainte irraisonnée ? Influences relationnelles et propos politiques se mêlent pour attiser la haine de l’étranger. Même si je rejette le procès fait à l’islam, le discours de ses opposants s’infiltre en moi et dans mon inconscient de façon insidieuse.  Infantilisant, il m’éloigne de mes idéaux, pour mieux répandre l’influence de son fiel. L’expérience est riche car elle révèle les effets pervers de cette rhétorique : le mal à craindre n’est pas celui que l’on croit. 

 

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22 juin 2012 5 22 /06 /juin /2012 11:20

« Il est interdit de faire pipi, ici. » La phrase en calligraphie arabe incompréhensible pour le néophyte pourrait n’être que belle à regarder, avoir une signification aussi bien impertinente qu’anecdotique…  Sa présence et son sens sur le tableau sont pourtant ici essentiels, orientent le regard et ouvrent au secret de l’œuvre.  En arrière-plan, la coupole blanche d’une mosquée se détache et tranche avec l’enceinte marron du mur tagué.       DSCF2240

 

Haut et bas, aplat du mur et arrondi de la coupole, profane et sacré se côtoient sur la toile, élargissent la vision et engagent la réflexion.  

 

Le premier plan recouvre près des trois-quarts du tableau. Ce mur à l’inscription presque triviale a la couleur singulière des murs de Marrakech, entre ocre et orangé. Il semble  vouloir recouvrir l’arrière-plan, l’envahir et l’engloutir. Pourtant la mosquée blanche aux trois boules vertes, comme posée en équilibre sur la tranche du mur, jaillit des profondeurs de l’espace et impose au regard sa présence.

Tout l’art de Mohamed Najahi, artiste peintre marrakchi, se concentre dans ces strates, dans cette lecture à multiple entrée. La puissance de son art, outre son indéniable beauté chargée d’émotion, trouve sa source dans le dialogue entre les différents niveaux de lecture.

 

Loin de tout consensus, ses tableaux sont tout à la fois pamphlets, odes amoureuses à ses origines, trace du passage et de l’éphémère, union du passé et du présent. C’est une peinture qui souffre : elle témoigne du temps qui s’écoule et transforme, des disparations et des destructions. C’est une peinture qui aime : elle puise son inspiration dans le réel, dans l’hédonisme et la tolérance. Elle accumule, tel un palimpseste, les traces de vie et d’histoires, palpite de fragments visuels.

 

Le travail sur la matière, dense et complexe, donne chair à l’insaisissable et enrichit la figure visuelle d’une dimension tactile. Du sable comme de la peinture, des morceaux de livres comme des bouts de fils se marient et se superposent pour composer une cosmogonie du Maroc, et par extension de notre  histoire contemporaine.      DSCF2264

 

A l’heure du tag devenu art, les murs deviennent des espaces de liberté créatrice. Cette appropriation institue le support comme un  langage démocratique et populaire. Les œuvres de Mohamed Najahi sont les vecteurs de cette prise de parole. Le mur devient un témoin des passages humains, les zelliges ancestraux sont recouverts par les peintures et le passé par des traces vivantes. Les murs font partie de la vie marocaine. Des remparts aux façades des habitations de la médina, ils protègent de l’intrus. Opaques, ils préservent l’intimité luxuriante des riads. Détruits, ils témoignent de pénibles histoires d’héritages. Reconstruits, ils effacent le passé pour le renouvellement sauvage des étrangers souvent néo-colonialistes.

 


  319493 154371214648652 3274133 n Cependant, c’est bien la persistance d’un zellige qui écaille la peinture nouvelle ou, à l’inverse, la trace d’une main qui marque son empreinte sur ce qui a été. Et comme une affiche déchirée ou, au contraire, persistante on peut découvrir sur ces murs chargés d’histoire une page d’un manifeste de Michel Onfray, des réflexions poétiques ou des témoignages d’amoureux. Les arts se croisent et l'esthétique rejoint le pensée intellectuelle. Le Maroc d’aujourd’hui est là, puissant de ses coutumes, fier de son passé et dynamisé par son présent et son ouverture sur le monde.

 

 

Grâce à Rémi Aubrée, dynamique directeur de la publication de Zwinup, un magazine en ligne de Marrakech, Mohamed Najahi va peindre une fresque sur le mur de notre terrasse. Notre rencontre entre en cohérence avec son œuvre. Dès que nous l’avons découvert,  nous avons pensé à notre expérience de rénovation, à l’hégémonie que nos travaux allaient imposer à la construction ancienne. « Il est interdit de faire pipi ici », reviendrait ainsi à dire : « Ne souillez pas votre mémoire, restez conscient de ces murs qui nous parlent de nous-mêmes. » Comme toute belle œuvre artistique, ces tableaux nous ont regardé avant même que nous les voyons. Les murs poreux de notre riad, que nous voulons nous approprier tout en respectant le passé dont ils sont porteurs, ont trouvé une résonance dans cette vision artistique. Le plus bel hommage que nous puissions rendre au lieu se concrétise dans cette touche que Mohamed, en tant que passeur, va apporter. Sa signature comme une trace de l’histoire, de celle de Marrakech, de la sienne et de la nôtre. DSCF2254

 

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