Elle était partie près de deux ans, aujourd’hui elle nous est revenue.
Restée une semaine avant même que le riad Houdou rouvre ses portes, Rania nous avait quittés trop vite. Un après-midi, elle ne s’était pas présentée au riad. A sa place, sa mère avait frappé à la porte pour nous annoncer que son petit-fils pleurait trop l’absence de la jeune maman. Elle avait renoncé à travailler avec nous. La nouvelle brutale nous avait effondrés. Nous étions à dix jours d’ouvrir et notre seule recrue nous abandonnait.
Longtemps, nous avons cru que le motif de sa démission était une fausse excuse. Les conditions de travail avaient été très difficiles, trop peut-être pour une jeune fille de 21 ans. Entourée des hommes qui travaillaient sur le chantier, elle faisait la vaisselle dans la fontaine, cuisinait pour nous sur un petit brasero, nettoyait des espaces qui une heure après redevenaient vite sales tant la poussière était présente. Pourtant, Rania ne manquait pas de courage. Un jour que nous la cherchions nous l’avions trouvée perdue au milieu du bassin vide dont elle avait entrepris de laver les zelliges.
Puis nous avons appris la raison : son mari jaloux, qu’elle gagne plus, lui avait interdit de continuer à travailler…
Un jour une amie nous a dit à son propos : « Rania se marie par amour, pas par obligation. » Dans un univers d’hommes, c’est là sa force et sa faiblesse. Nous le savons, aujourd’hui : elle peut faire preuve de courage et se rebeller, renoncer et se mettre en danger, recouvrer sa liberté comme se vêtir de nouveau en foulard et djellaba, telle une vieille femme, selon ses mots, pour satisfaire aux exigences de celui qu’elle aime.
Ainsi, sa douceur et son tempérament passionné ne l’empêchent pas d’être une jeune femme moderne et déterminée. Entretemp, Rania a divorcé, retrouvé du travail puis l’a quitté à cause d’un patron trop entreprenant.
Deux ans après quand elle a de nouveau franchi la porte du riad pour travailler avec nous, la jeune fille s’était transformée et épanouie. Sa longue chevelure blonde frisée au grand jour, jean slim et chaussures à hauts talons lui conféraient une allure dynamique et resplendissante. Sa beauté et son professionnalisme ont fait des jalouses parmi l’équipe et ont créés d’admiratifs désirs parmi d’autres.
Plus d’un a été déstabilisé par cette nouvelle venue. En plus d’être rayonnante, Rania fait preuve d’une efficace autonomie: elle accomplit les tâches nécessaires au fonctionnement du riad sans recevoir de directives. De son initiative, elle a couvert les lits des nouveaux arrivés de pétales, balayé le patio en chantonnant sans cesse et a orné les plats cuisinés par Rajaa de décorations inventives et drôles.
Cette fille a de la fantaisie. Il en faut pour oser porter une djellaba minijupe avec des Converse en pleine médina conservatrice ! Au riad, Elle n’hésite pas à retenir son abondante chevelure à l’aide d’épingles à linge. Quand pieds nus elle asperge le patio, on découvre ses ongles peints en rose et bleu en accord avec les lentilles bleues qu’elle porte parfois. Dans la cuisine, elle se barbouille le visage de blancs d’œuf pour avoir bonne mine ou s’enfonce de la menthe dans les narines lorsqu’elle est enrhumée.
Rania, ayant quitté le riad, elle avait perdue la position de cuisinière que nous souhaitions lui offrir au début. Faisant preuve d’abnégation, elle n’a jamais cherché à prendre la place de Rajaa. Pourtant, son arrivée a révélé des comportements peu scrupuleux et Rania, sans le savoir, a canalisé des jalousies. D’abord utilisée pour répandre la zizanie, la présence nouvelle de Rania nous a permis de nous séparer des mêmes éléments qui avaient tenté de semer la discorde. Les wesh wesh, paroles malfaisantes, ont disparu et la présence sereine de Rania illumine le riad. Comme un fait logique Rania a retrouvé sa place au riad entourée de celles, Rajaa et Fatima Zarha, dont son départ avait permis l’embauche. Quatre mois après, nous avons officialisé avec bonheur son embauche.
Nous n’habitons pas loin de chez elle et lorsque nous rentrons ensemble, en fin de service, son rire cristallin nous accompagne. Souvent, de jeunes désœuvrés la suivent de leur regard admiratif et concupiscent. S’il n’est pas rare qu’elle soit apostrophée, elle reste de marbre et ignore avec dédain ces hommes marocains dont elle dit : « Pff, ils sont tous les mêmes ». Il n’est pas facile ici de vouloir être indépendante et libre de sa façon de se vêtir ou de se comporter.
Etre une fille de son temps au Maroc entraîne la difficulté d’associer la tradition de son pays avec l’émancipation des images de la mondialisation. Si Rania porte en elle des valeurs morales profondes, héritage de sa belle éducation et de ses origines, elle continue de braver les interdits. Elle sait que porter un piercing au nez, se faire les sourcils ou sortir tête nue sont considérés comme haram par l'islam, elle sait aussi que ces signes ne font pas d'elle une mauvaise personne. La plus belle preuve de son émancipation : elle a accepté sans censure le contenu de ce texte même si certains passages lui en ont coûtés. Pour les hommes de son pays, peut-être contredit-elle leur image de la femme, en tout cas, sa liberté représente un mystère qu’ils ont du mal à cerner.